- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 11 juin 2017

Swing tanzen verboten






“Но мой Онегин вечер целый
Татьяной занят был одной,
Не этой девочкой несмелой,
Влюбленной, бедной и простой,
Но равнодушною княгиней,
Но неприступною богиней
Роскошной, царственной Невы.
О люи! все похожи вы
На прародительницу Эву:
Что вам дано, то не влечет,
Вас непрестанно змий зовет
К себе, к таинственному древу;
Запретный плод вам подавай:
А без того вам рай не рай.”



“Mais Onéguine, pendant toute la soirée,
ne fut occupé que de la seule Tatiana ;
non pas de cette petite fille
timide, simple, amoureuse ;
mais de la hautaine princesse,
de l'inabordable divinité
des rives de la Neva.
Ô hommes! vous êtes tous semblables
à notre grand'mère Ève :
Ce qui vous est donné ne vous attire pas.
Un serpent vous appelle à lui 
sans relâche à l'arbre mystérieux ; 
il faut qu'on vous donne le fruit défendu ;
sinon, le paradis n'est plus le paradis.”


Eugène Onéguine (Евгений Онегин)
Huitième partie, XXVII

Alexandre Pouchkine


(évidemment, si Tatiana ressemblait à ça)

Alexandre Pouchkine,
Moscou le 6 juin (26 mai) 1799
-
Saint-Pétersbourg le 10 février (29 janvier) 1837.














 (Quoi ? Ne me dites pas que vous peinez encore à passer les dates du calendrier grégorien au calendrier julien ?? Ou alors - mais je n'ose même pas l'imaginer -, vous n'avez pas lu Une sieste dans la Chapelle Sixtine ? Chaque année bissextile ? ni ensuite C'est alors que Jack Ryan proposa quelques After Eights au capitaine de l'Octobre Rouge ??)




Bonjour à toutes et tous !


Aujourd'hui, amis de l'étymologie et des racines indo-européennes, une racine qui va vraiment vous surprendre.


Je sais, je le dis tout le temps.


Mais cette racine, mes amis !!


On la retrouve en français et dans les langues romanes, dans les langues germaniques, en grec, dans le groupe indo-iranien, dans les langues celtiques, dans les langues baltes, et les slaves...


Et, cerise sur le gâteau, en tokharien.

- Euh, maisje...


- Euh, maisje...
... vous avez bien dit ... tokharien ?









- oui oui, tokharien (ou tocharien, d'autant que le nom ne correspond probablement pas, ni au nom des peuples qui parlaient cette langue, ni à celui de la langue elle-même) !


Oui, j'en ai déjà parlé, de-ci de-là ; j'ai déjà cité quelques cognats tokhariens des mots que nous traitions....
Je ne vais pas réinventer la roue: si vous souhaitez en savoir plus sur ces braves Tochariens / Tokhariens, voici quelques articles qui les mentionnaient:

Les Tokhariens (ou du moins ces peuples que l'on appelle à présent ainsi) habitaient dans le bassin du Tarim - l'actuelle région autonome chinoise du Xinjiang -, et ont disparu il y a environ un millénaire.


Nous savons très curieusement pas mal de choses de leur langue, ou plutôt de leurs langues.

Que l'on a très laconiquement, très platement mais aussi très simplement dénommées tokharien A et tokharien B.
Et on parle même aussi d'une variante C.
le bassin du Tarim, plus ou moins au milieu de la carte

Oui, on les connaît assez bien, car on a retrouvé des écrits en tokharien !

Quoi, vous ne pensez quand même pas qu'ils écrivaient à la machine ?





Ce que l'on en sait, de la langue tokharienne ?
  • Le tokharien, d'un point de vue lexical, présentait beaucoup de similitudes avec le grec ancien, et même avec le germanique.
  • Et morphologiquement, il s'apparentait plutôt aux langues du groupe italo-celtique.
Oui, je sais, c'est dingue !
  • Mais cette langue présentait également un caractère archaïque, correspondant à son apparition, bien antérieure à nos groupes de langues, sur l'arbre linguistique indo-européen.

Pour vous situer...
(source)


Pour en revenir à cette fameuse racine du jour...
- le tokharien, on y reviendra en temps voulu -,
...il m'a semblé plus qu'important de vous la présenter, car, encore une fois, elle va vous permettre d'établir des ponts entre des mots que jamais (JAMAIS) vous n'auriez soupçonnés d'être liés à ce point.


Je vous l'assure, vous allez être surpris...


Vraiment.


Cette racine indo-européenne si particulière, c'est

*bheudh- 

Bon, d'accord, comme ça, elle n'est peut-être pas à son avantage, mais attendez.

La signification qu'on lui attribue ?

Selon Watkins : “être conscient, rendre conscient”, que l'on pourrait aussi bien comprendre comme “savoir, faire savoir.

Et ce savoir pourrait très bien être remplacé par comprendre.

Pour Beekes : “s'éveiller, devenir attentif...”


Curieux, hein ?

Mais comme vous le savez, les interprétations des racines indo-européennes sont rarement précises, elles se basent sur les mots que l'on reconnaît comme dérivés d'elles, et le sens premier qu'ils ont eu.

Ce n'est pas toujours simple, en jouant ce jeu, de retrouver le sens précis d'une racine.
On en reste souvent à des généralités...

Et quand vous connaîtrez les sens de ses dérivés, à la petite *bheudh-...



Commençons donc par passer en revue ses dérivés dans le groupe germanique.


De *bheudh- dérivera le verbe fort proto-germanique *beudan-, “offrir, faire une offre...”, mais aussi “commander”.


- Mais?? Mais enfin, quel est le rapport entre tous ces sens comme “être conscient, rendre conscient”, “s'éveiller, devenir attentif...” et offrir ??
Et commander, alors !! N'en parlons même pas !!
Vraiment, là, tu fumes la moquette, pépère.

- Bonjour, et bon dimanche ! Vous allez bien ? À mon avis, un bon café devrait vous aider, non ?

Mais j'en conviens, le rapport n'est peut-être pas... immédiat.

Ici, comme dénominateur commun, nous avons l'idée de faire savoir, rendre conscient: faire un cadeau, c'est manifester sa joie, ses remerciements...auprès de la personne à qui vous faites ce cadeau, qui sert en quelque sorte de message. 
Cette personne, vous la rendez consciente de ce qu'elle est pour vous, de ce qu'elle représente à vos yeux.

j'vous ai apporté des bonbons

Idem pour faire une offre : vous prévenez, vous faites prendre conscience de l'offre que vous voulez faire.
C'est simple : si la personne à qui vous voulez acheter le bien n'est pas au courant de votre offre, si elle n'en est pas consciente, il y a vraiment peu de chances que vous puissiez acquérir ledit bien...
La notion de “proclamer”, de “faire savoir”, va donc de pair avec celle d'offrir, ou de faire offre.

Pour ce qui est de commander, il convient de suivre la même logique: commander, c'est transmettre un ordre, un commandement. Donc, faire passer un message, mettre quelqu'un au courant de sa décision, afin qu'il la mette en pratique.
Je sais. Pour moi aussi, tout cela est un peu tiré par les cheveux, mais cette racine a donné lieu à des dérivés tellement sémantiquement disparates... Sachez aussi que certains des ses dérivés ont tous ces sens à la fois ! (on y arrive)

le sergent instructeur Hartman,
Full Metal Jacket, Stanley Kubrick. 1987

De ce germanique *beudan-, “offrir, faire une offre, commander,...”, nous arrive, assez logiquement, l'anglais bid, “offrir, faire une offre...”


*bheudh-, “être conscient, rendre conscient”
germanique *beudan-, “offrir, faire une offre, commander...”
vieil anglais bēodan
moyen anglais beden
anglais bid, “offrir, faire une offre...”


Ce mot, pourtant, si vous prenez le temps de vous pencher dessus, est assez surprenant.

Car to bid - QUI a dit or not to bid” ?? - peut vouloir dire pas mal de choses, et j'oserais même ajouter un peu de tout, et son contraire.

Oui, to bid, c'est tout autant commander, inviter, convier, dire..., que faire une offre, tenter, prier...

J'aurais même tendance à dire qu'en anglais, quand vous ne trouvez pas le bon verbe, essayez toujours de placer to bid comme verbe générique, il y a bien une chance que ça marche.
Il y a en fait une excellente raison à cette anarchique profusion de sens propre à bid.


Voilà ce qui s'est passé :

C'est de cette façon, en tout cas, que Monk aurait tout expliqué, à la fin de l'épisode.

Formidable Adrian Monk !















Ce qui s'est passé, donc, c'est qu'à l'origine de to bid, il y avait deux racines indo-européennes.

Oui, vous avez bien lu. Deux.
To bid provient...
  • de *bheudh- par le germanique *beudan-, “offrir, faire une offre...”, comme nous venons de le voir,
  • mais aussi d'une racine *gʷhedh-, demander, prier, par le germanique *bidjan-, “demander...”

*gʷhedh-, “demander, prier”
germanique *bidjan-, “demander...”
vieil anglais biddan, “demander, exiger...”
moyen anglais bidden
anglais bid, “demander...”


Certaines de ses acceptions sont à relier à son ancêtre *bidjan-, et celles comme faire offre à son ancêtre *beudan-, “offrir, faire une offre...”.

Eh !
Il y a eu, à l'époque du moyen anglais, télescopage des verbes beden et bidden (phénomène qui vraisemblablement avait déjà commencé à l'époque du vieil anglais).

Mais oui, les champs sémantiques de ces deux verbes - au demeurant phonétiquement si proches - se recouvrant, se superposant parfois, les ont fait se rapprocher inexorablement..., inexorablement...





Au point qu'ils ont fini par se confondre en une seule forme verbale, dans l'anglais bid.


ce signe manifesterait apparemment le respect au sein de cette classe
particulière d'artistes de variétés, sobres, mesurés, d'un goût exquis, et
prônant si bien l'amour de l'autre (ce qui d'ailleurs transparaît dans leur
art, où leur musique n'est qu'harmonie, et si peu rythme).
Oh, et si éloignés des apparences, aussi.



Trop Fort, t'es trop balèze, Monk.
J'te kiff (trop) grav (ta race) mon frère.
























Alors, oui, au sein des langues germaniques, il n'y a évidemment pas qu'en anglais que le germanique *beudan-, “offrir, faire une offre,...” s'est dérivé.

Pensons, par exemple,
  • au bas allemand beden, 
  • au néerlandais bieden, 
  • à l'allemand bieten, 
  • au danois byde, ou encore 
  • au norvégien by.

Idem d'ailleurs pour le germanique *bidjan-, “demander...”, que l'on retrouve aussi dans...
  • le frison occidental bidde, 
  • le bas allemand bidden, 
  • le néerlandais bidden, 
  • l'allemand bitten, d'où bitte, bien sûr
  • le danois bede, ou 
  • le norvégien be.

la polka Bitte schön, Op.372,
Johann Strauss II (fils)


Tiens, vous souvenez-vous de cette remarquable petite racine qui nous avait tenus en haleine pendant plusieurs dimanches, fin 2013 : *per-1, (notamment) “en avant, “au travers”...
Tout avait commencé ici : demain matin.

Eh bien, cette jolie *per-1 se retrouve dans le germanique *furi-, et évoque ici l'idée d'éloignement, le fait d'être dehors,... au point d'être en opposition, être contre”.


Maintenant, vous prenez calmement les germaniques *furi- et *beudan- (ici plutôt dans le sens de commander, proclamer ...), vous les accolez et vous regardez ce qui se passe:

Oui, vous obtenez le proto-germanique *furibeudan-. 

Alors, comment l'interpréter, ce sybillin commander contre” ?
Par quelque chose comme “aller à l'encontre - de quelque chose - par son commandement, commander / ordonner ... de ne PAS faire”.
Donc... refuser, interdire, empêcher...

Oui ! C'est bien ça.

Du germanique *furibeudan- découlera le vieil anglais forbēodan, d'où nous arrive l'anglais... forbid: défendre, interdire, empêcher...

Et toujours de *furibeudan- descendront...
  • le néerlandais verbieden, 
  • le danois forbyde, 
  • le suédois förbjuda,...
... et naturellement aussi - et surtout - l'allemand verbieten, (malheureusement) mieux connu sous sa forme participe verboten.

Ça date du Berlin nazi.

Oui, méfiez-vous des gens qui vous interdisent de danser - le jazz ou pas -,
de vous amuser, de prendre plaisir...

L'Histoire nous apprend que ce n'est jamais très très bon...

Aujourd'hui il y a des abrutis pour expliquer que “la musique c'est haram”.
La bêtise humaine est décidément insondable.
L’As des as, Gérard Oury, 1982.
Il n'a pas trop bien vieilli, le film...

(verboten, fruit défendu: oui, vous aurez ainsi pu relier le titre de l'article ainsi que ce passage de Pouchkine en exergue avec notre *bheudh-.)



Mais continuons...


Pour rappel, nous savons à présent que de notre indo-européenne *bheudh-, “être conscient, rendre conscient”, descend le germanique *beudan-,“offrir, faire une offre, commander...”


Mais voyez-vous, notre bonne *bheudh- a également donné naissance à un autre verbe germanique :
*budōn-, “proclamer, annoncer, instruire...”


En vieil anglais, il donnera bodian, “annoncer, prédire”, puis en moyen anglais boden.

Nous le retrouvons à présent dans l'anglais to bode, “présager, augurer”.
Pour tout vous dire, de *budōn- dérivait également le substantif vieil anglais boda, qui désignait le messager, mais aussi le présage, le signe avant-coureur.

Et bien entendu, le germanique *budōn- se dérivera également dans d'autres langues germaniques :
  • en néerlandais : bode, “messager, présage”,
  • en allemand : Bote, “messager”, mais aussi Gebot, “ordre, commandement...”
    Oui, on y retrouve cette notion de commandement présente dans *beudan-...

Notez encore que ces sens divers propres aux racines germaniques dérivées de notre *bheudh-, “message, offre, ordre, augure, présage”, devaient vraisemblablement être tous présents dans le
- OUIIIIII !!! -
le vieux norois de service
vieux norois boð - ce ð se prononçant comme l'anglais th -,

car ses dérivés islandais boð et féroïen boð les conservent remarquablement bien.

C'est à eux que je faisais allusion tout à l'heure, en vous disant que certains des dérivés de *bheudh- ont tous les sens dont nous parlions... à la fois ! 









*bheudh-, “être conscient, rendre conscient”
germanique *budōn-, “proclamer, annoncer, instruire...”
vieil anglais bodian, “annoncer, prédire
moyen anglais boden
anglais to bode, “présager, augurer”




Bon, on continue !

Et toujours dans le groupe germanique...

Mais... avec un mot suédois que le français lui a emprunté.


Mais pas du fait des invasions nordiques.

Pas vraiment, non...
Le mot est même très récent en français.


Ce mot ?


Eh bien, considérez ceci comme un petit devoir : sans faire appel à Google ou à d'autres moteurs de recherche - jouez le jeu, j'insiste ! -, essayez donc de deviner ce mot.

Avant dimanche prochain...



Dimanche prochain qui vous accueillera avec quelques très jolies surprises, en français, et ailleurs...
Oui, et en tokharien aussi. Vous ne laissez rien passer, hein ?


Vous savez déjà que *bheudh- nous a légués les anglais bid, bode et forbid.
Ainsi que les allemands verboten et bitte.

Mais attendez de voir la suite.


JAMAIS vous n'avez pensé à faire le lien entre les mots que je vous livrerai dimanche prochain.


JAMAIS.





Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une très belle semaine !




Frédéric




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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,

Un extrait de Jeux Interdits, 
film que René Clément basa, en 1952,
sur le roman de François Boyer Les Jeux inconnus.


Avec, devant la caméra, Georges Poujouly et Brigitte Fossey, 
et à la guitare (à 10 cordes !), Narciso Yepes

(et rassurez-vous, le petit chien n'est pas mort;
Brigitte Fossey racontera même plus tard que du haut de ses cinq ans,
elle refusait de rendre l'adorable chiot à ses propriétaires à la fin du tournage)



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