- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 20 septembre 2015

Appeler son fils Jean-Sébastien, et s'étonner qu'une fois ado il fasse des fugues...


article précédent: et cetera, et cetera.
















Frères humains qui après nous vivez
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, se pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tost de vous merciz.
(...)

(Frères humains qui après nous vivez,
N'ayez pas vos cœurs durcis à notre égard,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous merci.)

François Villon, 
la Ballade des pendus


Bonjour à toutes et tous!


Tristes moments, que ceux que nous vivons, où des milliers et des milliers de gens fuient les atrocités de la guerre et tentent péniblement de trouver refuge chez leurs frères humains.

Visiblement, parmi leurs frères humains, il y en a qui le sont moins que d’autres (humains).
‘suffit de voir la façon dont on les reçoit (ou plutôt "dont on ne les reçoit pas") dans les pays du Golfe.

Au moins, nous, essayons de garder notre humanité, mes frères humains…
(Je considère TOUS les hommes comme mes frères. Simplement, je me dis qu'on ne choisit pas sa famille)

Comme je n’ai pas non plus vraiment choisi ce sujet ;  j’aurais franchement préféré ne pas devoir le traiter, le voir s’imposer à moi ainsi.


En ce dimanche, nous traiterons du mot “réfugié”.




Mais avant de parler de “réfugié”, nous devons parler de “refuge”.

Les bronzés font du ski, Patrice Leconte, 1979
la scène du refuge

Et sachez que c’est Alain Rey - et son Dictionnaire historique de la langue française - qui parle ici par ma bouche (ou qui écrit ici par ma main, ou qui tape ici par mes doigts).

Le français “refuge”, nous l’avons emprunté - au début du XIIème - comme souvent, au latin.

Refugium, “action de se retrancher”, “fuite”, et par métonymie, “asile”.
- Tiens, je viens d’avoir un flash: vous imaginez les francophones de l’époque se levant contre l’agression du latin envers leur langue, créant un comité de défense de l’ancien français, et pestant avec véhémence contre ce qu’ils auraient appelé le franlatin, corruption sans nom de leur belle langue? Rigolo, non? Je dis ça, j’dis rien. -

Le latin refugium provenait lui de refugere: "reculer en fuyant", s’enfuir, d’où aussi: chercher asile.

Re-fugere: le préfixe re- marquait ici le mouvement à rebours, et le verbe fugere signifiait tout simplement “fuir, s’enfuir, se dérober”.

Le premier sens connu de “refuge”, c’était celui de “personne auprès de qui on cherche asile”.
Son sauveur, quoi.

LE Sauveur.


Celui qui demeure sous l'abri du Très-Haut Repose à l'ombre du Tout Puissant.
Je dis à l'Eternel: Mon refuge et ma forteresse, Mon Dieu en qui je me confie!
Car c'est lui qui te délivre du filet de l'oiseleur, De la peste et de ses ravages.

La Bible, Psaume 91 (Bible de Louis Segond)


Refuge a donné plus tard - nous sommes maintenant au XVème siècle - “se réfugier”.

Et c’est en 1432 précisément que nous trouvons la première occurrence du participe passé adjectivé réfugié, pour désigner quelqu’un contraint de quitter un lieu pour se soustraire à des persécutions, un danger, ou une condamnation.

Plus d’un siècle plus tard, on emploiera le mot en tant que substantif:le réfugié” - ou plutôt “les réfugiés” -, notamment en parlant des protestants français qui durent s’exiler après l’infâme révocation de l’Edit de Nantes (1685).

Ah, les guerres de religion...  dont une des plus sanglantes manifestations sera le massacre de la Saint-Barthélemy, 1572.

Tiens, encore un, de massacre au nom de Dieu...

Le massacre de la Saint-Barthélemy, 1572


Alors, ce latin fugere, il provenait forcément d’une racine proto-indo-européenne.
Sinon, il n’aurait tout simplement pas sa place ici.
Oui, je suis comme ça moi. Je n’accepte que les mots descendant du proto-indo-européen.
Les autres, ils ne viennent que pour profiter de mon blog, ou pire: me voler du temps et de l’espace de stockage.
Je suis un Indo-Européen de souche, moi monsieur.

La racine??

*bheug-1. “Fuir, s’enfuir”


Fugere descendait plus précisément de la forme au timbre zéro de *bheug-1....
- Au timbre zéro. Donc? Donc...?
Sans sa…? Voyelle-pivot! 
OK. 
Qui est normalement un…? Un ...? "e"
OK -
...*bhug-


Quant au déverbal de fugere, fuga (la fuite), il descendait lui d’une forme suffixée du timbre zéro *bhug-: *bhug-a-.


De ces latins fugere ou fuga, nous avons reçu en retour…

(oui: refuge, réfugier ; ça on avait compris)

Fuir, s’enfuir, fuite, mais aussi…
Fugace, fugitif, fuyard, fuyant, ou encore…

Subterfuge!
Dont le Grand Robert nous donne la définition:
Moyen habile et détourné pour échapper à une situation, pour se tirer d'embarras” 
et nous dit qu’il provient du bas latin subterfugium, de subterfugere « fuir (fugere) en cachette, en dessous (subter) ».



“Jusqu'alors, il ne lui était jamais venu à l'idée que la littérature fut le meilleur subterfuge qu'on eût inventé pour se moquer des gens...”

Gabriel García Márquez, Cent ans de solitude




Ou centrifuge (1700), basé sur l’anglais newtonien "centrifugal", du latin savant centrifuga, du latin centrumcentre » pour les moins-bien comprenants parmi nous ; centre comme dans “centre d’asile”), et fuga « fuite ».

application de la force centrifuge


- Et donc aussi l’anglais to flee (s’enfuir)!
- NAN, pas du tout!

To flee descend d’une autre racine, que nous avions traitée il y a plus de trois ans: *pleu- ("couler", "flux", "écoulement”).
il pleut

Mais puisqu'on est en anglais, restons-y, avec…

feverfew, le nom anglais de la grande camomille.

Ouais bon, désolé de devoir retaper sur le clou, mais ici encore, c’est le français qui s’est imposé à l’anglais.

Car ce feverfew provient de l’ancien français fevrefue, dérivé du latin febrifugia, composé de febris, la fièvre, et ‎fugere, "fuir ...".


grande camomille (la petite camomille est plus petite)


Pour désigner ce qui fait fuir la fièvre, nous emploierons maintenant la forme fébrifuge.

Car oui bien sûr, de fugere / fuga, nous avons hérité de tous ces mots créés relativement récemment, en -fuge, comme...

... vermifuge, calorifuge (ou au contraire frigofuge), ignifuge, fumifuge ...,
où ce suffixe s’entend systématiquement comme “qui fuit”, ou “qui fait fuir”, “qui chasse”. (les vers, la chaleur, le froid, le feu, la fumée...)
Une jolie liste sur le wiktionary: https://fr.wiktionary.org/wiki/-fuge


En portugais, pour "fuir, s’enfuir", nous avons encore fugir, cognat de l’espagnol huir.


Bon, de fuga, nous avons fait “fuite”, mais aussi ... fugue.
L’italien, lui, a fait fuga.


Pour la fugue musicale, j’ai cependant ma propre version, qui ne s’accorde pas vraiment avec la version officielle:

Certes, le français fugue vient du latin fuga, tout comme le fuga italien, mais pour moi, le mot allemand Fuge, tel qu’employé par - par exemple, et vraiment par hasard - Johann Sebastian Bach, est issu du proto-germanique *fōgijanan, dérivé d’une autre racine proto-indo-européenne: *pag-, à laquelle on pourrait rattacher l’idée de lier, de relier.

Quant au verbe allemand Fügen, lui aussi dérivé de *pag-, il peut signifier ajuster, joindre, ajouter, adapter, se conformer.

Et oui, la fugue est l'adaptation de plusieurs voix musicales, qui s'ajustent, qui s'ajoutent, se rejoignent pour former un contrepoint (la superposition de lignes mélodiques).
Relisez à ce sujet Guerre et Paix. Et saucisse

Et j'en profite pour vous faire goûter à l'audition de l'Art de la Fugue
die Kunst der Fuge, BWV 1080, de Johann Sebastian Bach


Pour savourer pleinement l'écoute de Bach,
il me semble qu'il faut au moins savoir entendre les différentes voix à la base de ses œuvres.
Allez, juste pour vous aider, si nécessaire:
Le premier contrepoint de l'Art de la Fugue ("Contrapunctus 1") est une fugue à quatre voix, sur le thème principal ("le sujet"). 
Ecoutez donc le sujet, très court, exposé par la première voix, seule. (ce sont les toutes premières notes du morceau) 
Et puis, prêtez l'oreille: chaque fois qu'une nouvelle voix se présente, elle rejouera le thème, elle "répond" à la voix précédente.
C'est aussi sa façon à elle de se présenter à vous, c'est son "c'est moi, j'arrive, je suis là".  
(Le thème sujet est un peu un mot de passe, un sésame ouvre-toi: pour qu'une voix puisse entrer en jeu, elle doit l'énoncer...)
Si vous comptez les entrées de chaque voix (l'exposition du sujet par la première, puis les réponses des autres), vous verrez qu'il y en a bien quatre 
Mais attention! Les voix rejouent le sujet, oui, mais pas nécessairement sur le même ton! (ce sera plus haut, ou plus bas).  (Dans la suite de l'Art de la Fugue, vous découvrez même que les voix peuvent aussi le rejouer plus lentement, ou même à l'envers, ou en miroir!)
Et évidemment, plus il y a de voix, plus il est difficile de reconnaître le thème exposé par la nouvelle voix, car toute autre voix est supposée continuer à jouer, ce qui vous obligera à plus d'attention encore pour bien percevoir la réponse de la nouvelle voix... 
Chacune se présente donc par le sujet, puis part, virevolte dans des variations sur ce thème. 
Une page qui reprend l'analyse de ce morceau?
http://www.teoria.com/articulos/analysis/kdf/I/eng/index.html
La merveille réside - notamment - dans le fait que chacune de ces voix évolue individuellement, se développe à sa façon, mais forcément toujours en tenant compte des autres, sinon, l'harmonie disparaîtrait... 
Et la musique de Bach est fondamentalement, essentiellement fondée, axée, structurée sur l'harmonie. 
Ce que la Société des Hommes pourraitdevrait être, non?


Alors, oui!
On retrouve encore notre *bheug-1 en grec ancien, avec φεύγω, pheugô, “fuir”, et son déverbal ϕυγή, phygê, “fuite”.
D’où les acceptions d'évasion, d'exode

Le grec ancien ἀποφυγη, apophygê, composé de ἀπό-, apó-, “séparation” et de φυγή, phygê, “fuite” - oui, tout le monde suit? -, est devenu en latin apophygis.

Et par la suite, en français?

Apophyge.

En architecture, courbe ("fuyante") à la base ou en haut du fût de la colonne.



Ainsi, la colonne dorique grecque (c’est une façon de parler, hein, il y en avait beaucoup, des colonnes doriques grecques) était dépourvue de base, mais aussi d'apophyge supérieure (au raccordement avec son chapiteau).

Pas étonnant, donc, qu’elles n’aient pas vraiment tenu le coup, les colonnes doriques, sans base et sans apophyge supérieure…


A gauche, une colonne dorique.
Vous y voyez la base, et l'apophyge supérieure?
Ben voilà, c'est bien ce que je dis.




Et voilà donc, pour réfugié, et sa racine *bheug-1.

Psss! Les réfugiés aussi, ont des racines.

Et c’est rarement pour le plaisir qu’on accepte de se faire déraciner.




Passez un bon dimanche, une excellente semaine!

A dimanche prochain?



Frédéric



La petite fugue, Catherine et Maxime Le Forestier,
basée très (très très) librement sur la fugue des 
Prélude et fugue N° 11 en F Maj BWV 856
du Clavier bien tempéré




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